En 2022, nous avons publié ici une critique de la biographie d’Andy McGrath consacrée à Frank Vandenbroucke. C’était le récit bouleversant d’un talent brillant détruit par sa propre nature autodestructrice. Un talent qui n’a jamais atteint son plein potentiel. Aujourd’hui, l’auteur s’intéresse à l’actuelle superstar du cyclisme, Tadej Pogačar. Il est difficile d’imaginer deux personnalités plus opposées dans le cyclisme professionnel. VDB était un homme sauvage, alors que Pogačar est, disons, un gentil garçon. Et ce gentil garçon, comme l’indique le sous-titre du livre, pourrait bien être le meilleur cycliste de l’ère moderne.

Le livre s’ouvre sur le récit de la rencontre de l’auteur avec le Slovène au Portugal en 2019. Pogačar venait de remporter sa première course professionnelle. Je ne me suis pas fait une grande idée de notre première rencontre et je ne suis pas parti en pensant qu’il deviendrait une star mondiale. Oui, il était un talent prometteur, mais dans un peloton déjà rempli de jeunes prodiges du WorldTour, il semblait destiné à disparaître dans la masse pendant encore quelques mois.
Eh bien, pas exactement. Plus tard dans la saison, il terminera sur le podium de la Vuelta, et lors des sept Grands Tours suivants qu’il disputera, il ne descendra jamais du podium. Quatre victoires au Tour de France, une victoire au Giro, deux titres de champion du monde et dix Monuments, pour plus de cent victoires au total. Et à seulement 27 ans, il semble s’améliorer chaque année tout en étant à l’avant-garde de l’évolution du cyclisme moderne.
Le livre commence par un compte rendu détaillé du contre-la-montre de la 20ᵉ étape du Tour de France 2020. Tout laissait croire que ce serait le Tour de Primož Roglič, mais son jeune compatriote slovène en décida autrement. On y découvre le degré de concentration et la préparation calme qui caractérisent le Pogačar d’aujourd’hui, cinq ans plus tard. Pendant près de trois semaines, il a navigué dans le peloton sans panique, perdant du temps ici, en gagnant là, sans sembler affecté par la faiblesse de son équipe UAE Team Emirates, qui s’effritait au fil des jours. Sa performance ne semblait d’ailleurs pas inquiéter la puissante équipe Jumbo-Visma.
Ce fut probablement la dernière fois que Pogačar fut sous-estimé, et son exploit ce jour-là lui offrit sa première victoire au Tour. Devenu le premier coureur à remporter le Tour dès sa première participation depuis Laurent Fignon, il était aussi le plus jeune vainqueur depuis 1904. Depuis, le succès ne fait que se poursuivre, sans signe d’essoufflement.
Le livre évoque longuement son parcours. Sa famille, bien que peu sportive, l’a soutenu et dès neuf ans il suit son frère aîné en compétition cycliste. L’auteur décrit très bien l’encadrement offert en Slovénie aux jeunes athlètes. Même avec peu de moyens, le travail acharné et la discipline permettent des résultats, mais il faut du temps pour que Pogačar se fasse remarquer.
Plus petit que la plupart de ses coéquipiers, il apprend à accepter la défaite. On perçoit que son calme naturel l’aide, tout comme sa volonté d’apprendre. Plusieurs fois dans le livre, ses mentors soulignent qu’il ne commet jamais deux fois la même erreur. Il est un coéquipier modèle, prêt à travailler pour les autres, souvent sans qu’on ne le lui demande.
En progressant dans les rangs, il attire l’attention de l’équipe qui deviendra UAE Team Emirates. Sa victoire au Tour de l’Avenir en 2018 avec l’équipe nationale slovène attire l’intérêt des équipes WorldTour, dont INEOS, mais UAE a déjà pris les devants pour le recruter. Sa remarquable première saison dans le WorldTour mènera à son immense exploit au Tour l’année suivante. Et depuis 2021, Tadej Pogačar occupe sans discontinuer la première place du classement UCI, soit actuellement 228 semaines !
Pourquoi est-il si fort ? D’abord, sa physiologie impressionnante. C’est un phénomène génétique, doté d’un VO₂ max exceptionnel et capable de produire une puissance énorme pendant longtemps… ou très brièvement, comme l’ont appris à leurs dépens ceux qui ont tenté de suivre ses accélérations. Ajoutez à cela une capacité de récupération hors norme, et l’on obtient un athlète taillé pour le cyclisme. Il est l’un des rares coureurs complets capables d’exceller à la fois sur les Grands Tours et dans les Classiques d’un jour les plus difficiles.
De plus, son sens tactique et son analyse de course ne cessent de s’améliorer. Voyez son art du placement dans le peloton. Associez ses qualités physiques, ses acquis techniques et son leadership, et il devient, pour l’instant, probablement le coureur le plus proche d’être inarrêtable. L’effet psychologique sur ses rivaux est réel : nombreux sont ceux qui semblent se résigner à courir pour la deuxième place lorsqu’il attaque.
Ce livre passionnant ne se contente pas d’explorer l’ascension d’un champion, il raconte aussi la transformation d’une équipe : d’un Lampre-Merida en ruine après l’échec d’un financement chinois à une superpuissance du cyclisme sous l’impulsion des Émirats. En quelques années, l’effectif est devenu l’un des plus redoutables du sport.
Pogačar est sous contrat avec UAE Team Emirates jusqu’en 2030. Avec une clause de rachat énorme, il est probable qu’il y restera jusqu’à la fin de sa carrière. Combien de temps ce champion discret restera-t-il dominant ? Le livre, riche en témoignages de sa famille, de ses coéquipiers, rivaux, entraîneurs et proches, ne laisse entrevoir aucune fin prochaine.














